Les Désillusions du progrès : Essai sur la dialectique de la modernité by Raymond Aron

Les Désillusions du progrès : Essai sur la dialectique de la modernité by Raymond Aron

Auteur:Raymond Aron [Aron, Raymond]
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Calmann-Lévy
Publié: 0101-01-01T00:00:00+00:00


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Nous avons écarté, dans les pages précédentes, la discussion métaphysique de l'aliénation pour nous en tenir à l'acception sociologique de ce terme. Mais, implicitement, les critiques de l'aliénation gardent dans l'esprit une certaine idée de la non-aliénation ou de l'homme non aliéné. Quelle est cette idée ? Ou plutôt quelles sont les diverses idées ? Il me semble que l'on peut, en simplifiant, distinguer trois tendances, l'une qui prolonge le marxisme classique, une deuxième d'inspiration existentialiste, une troisième issue du freudisme orthodoxe ou révisée par l'école culturaliste américaine.

La première tendance attribue les malaises, psychologiques et sociaux, aux traits spécifiques du régime capitaliste : propriété privée des moyens de production, accentuation de l'aspect commercial, concurrentiel et publicitaire de la civilisation industrielle, manipulation des masses par les moyens de communication, existence et puissance d'une « classe capitaliste ». Cette critique marxiste de l'aliénation ne néglige pas les arguments que lui fournit la critique non marxiste, mais elle met tout le mal au compte du régime. Elle laisse dans l'ombre le coût éventuel des autres régimes. Prenons l'exemple de la radio ou de la télévision, inévitablement ou publique ou privée : dans un cas, elle s'expose au risque de l'utilisation politique, dans l'autre cas, au risque de la dégradation publicitaire. Elle ne peut pas être soustraite en même temps à l'un et à l'autre. Les instruments qui mettent tous les hommes en communication les uns avec les autres sont et seront toujours soumis à l'autorité de quelques-uns.

De même le critique n'a pas de peine à mettre en lumière l'ambition des individus dans un régime capitaliste : l'homme de l'organisation prêt à se vouer corps et âme à son entreprise afin de gravir les derniers barreaux de l'échelle, les jeunes diplômés, exclusivement soucieux d'une promotion rapide, les nouveaux riches, désireux d'obtenir la consécration éclatante d'un statut qu'ils veulent prestigieux et qu'ils savent précaire, les vieilles familles, réticentes à l'égard de ces parvenus. Certains de ces phénomènes que la sociologie vulgarisée dénonce aux États-Unis semblent liés aux caractères singuliers de cette nation hétérogène, composée d'immigrants arrivés à des dates différentes. Mais l'ambition de parvenir résulte inévitablement de la moindre stabilité des statuts à travers les générations. Or, les mêmes auteurs condamnent l'inégalité au point de départ, contraire au principe de la justice, et l'âpreté de la bataille sociale. Les mêmes auteurs détestent la publicité et l'art de faire carrière dans les grandes bureaucraties. Or l'art de s'élever aux échelons supérieurs d'une bureaucratie n'obéit pas exactement aux mêmes règles en Union Soviétique et dans une grande entreprise américaine : il comporte inévitablement, ici et là, le respect de l'ordre établi et des valeurs reçues. Les organisations imposent le conformisme dès qu'elles cessent d'être limitées à un objectif spécifique. Ou bien anonymes, ou bien caricatures de communautés, elles deviennent oppressives pour tous ceux qui n adhèrent pas à la religion du socialisme ou de la General Motors.

La critique de l'aliénation, d'inspiration marxiste, n'en garde pas moins une double signification pour ceux-mêmes qui se rangent dans un camp opposé.



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